MATOUB  LOUNES

                                                                      (LE REBELLE)

               A Cinq ans, j’ai failli mettre le feu au village. Ma première bêtise – j’ai presque envie de dire mon premier fait d’armes. Les conséquences auraient pu en être dramatiques. Ce jour-là, avec quelques copains de mon âge, nous jouions, en toute innocence. Sauf que la situation de l’époque ne se prêtait guère d’indépendance et on ne parlait à l’époque que de maquis et d’occupation française. Ma mère n’avait pas le temps de me surveiller. Elle était seule avec ma grand-mère dans notre maison de Taourirt Moussa, un village de Kabylie. Elles avaient beaucoup de mal à joindre les deux bouts. Ma grand-mère avait une force de caractère extraordinaire. C’était le pilier de la maison, qu’elle gérait et organisait. Elle devait aussi se sentir seule parfois : ses trois fils étaient à l’étranger, dont mon père, qui , comme beaucoup de Kabyles, avait choisi la France. Il n’y avait pas de travail chez nous. Il envoyait à ma mère l’argent dont nous avions besoin. C’était l’essentiel de notre revenu.

               Enfant unique – ma sœur est née l’année qui a suivi l’indépendance – j’étais, on l’aura deviné, turbulent. Ce que l’on appelle un gamin difficile. Seul « homme » dans un univers peuplé de femmes, j’étais gâté plus que de raison malgré nos faibles moyens, mais nous n’avions pas ou peu de jouets, sauf ceux que nous parvenions à nous fabriquer :

               Il nous fallait être imaginatifs et inventifs.

               Il faut avoir vécu cette période pour mesurer la tension qui régnait dans nos villages de Kabylie. Si, pour nous, les enfants, cette guerre était une aubaine, puisque nous disposions d’une liberté presque totale, les adultes n’ayant pas le temps de nous surveiller, pour nous familles, pour les hommes surtout, c’était l’occupation, l’humiliation. Il y avait les maquisards. Il y avait les Français. Pour nous, la ligne de partager allait de soi : d’un côté les gentils et de l’autre les méchants. Je voulais être comme les adultes que je voyais conspirer à voix basse. Je les enviais. Je voulais jouer «au grand », faire tout ce qui était interdit aux gosses de mon âge. J’étais un Moudjahid. Un combattant malgré mes cinq ans.

                Ce jour-là, donc, j’étais parti avec ma petite bande. Un peu à l’extérieur du village, il y avait deux « gourbis », ces sortes de cabanes faites de branchages et de chaume que l’on trouve si fréquemment chez nous. Ils appartenaient à des voisins mais ma famille y entreposait du foin. Moi, j’avais l’habitude de m’y réfugier pour jouer. C’était ma cachette secrète. Une fois de plus, j’avais ramassé tous les mégots que j’avais pu trouver et, muni des ces précieux trésors et de quelques allumettes, j’étais allé avec un copain me cacher pour fumer.  

               Dans l’un des gourbis où nous avons craqué des allumettes, le feu s’est déclaré, embrasant les ballots de foin, puis s’est propagé en menaçant le village tout entier. J’avais peur, mais, en même temps, je ressentais une certaine fierté. Je venais sans nul doute de faire quelque chose d’important.

               En effet, les Français – notre village était encerclé par trois camps de l’armée – ont aussitôt pensé à une provocation , une action des maquisards. Tout le village a été réuni, hommes, femmes et enfants, sur la place centrale. C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’avais fait une énorme bêtise. Je ne voulais pas me dénoncer. Mes copains non plus, d’ailleurs : nous avions trop peur. Une fois l’incendie éteint, les habitants ont cherché les coupables. L’événement était assez grave pour que tous les moyens aient été mis en oeuvre afin de démasquer le ou les incendies.

                Je ne me souviens plus de la façon dont les choses se sont exactement déroulées, mais, à mon grand effroi, nous avons fini par être découverts. Les voisins propriétaires des gourbis s’étaient adressés aux maquisards pour obtenir réparation :   l’époque, malgré leurs clandestinité, ils continuaient à organiser la vie du village au nez  et à la barbe des Français. Chaque fois que cela s’avérait nécessaire, ils rendaient la justice. Et leurs décisions étaient absolument sans appel : personne n’aurait osé s’opposer à eux..

               Ils sont donc venus chez nous et ont demandé à ma mère de leur livrer le « coupable », dont ils avaient appris le nom, afin de le juger. Ma mère est allée me chercher. Je n’étais pas bien  grand et elle m’a installé sur son dos , comme les femmes le font chez nous. La voyant revenir apparemment  seule, les maquisards, un peu énervés, lui ont demandé où était l’auteur  du délit. « Là », leur a simplement dit ma mère – et elle m’a désigné du doigts. Ils s’attendaient à voir un adulte, ils ont découvert un petit bonhomme de rien du tout. Pis d’un fou rire, ils ont eu cette réflexion : « Des gosses comme ça vaudraient-ils incendier des villages ? Ils sont l’innocence même. » C’est cette « innocence » qui m’a sauvé d’une raclée certaine. Je m’en étais, cette fois-là plutôt bien tiré.

                Nous étions en 1961. Nous vivions des moments difficiles, des moments importants pour notre histoire et pour l’avenir de notre pays. Les souvenirs que j’ai gardés de mon enfance, comme celui-ci, sans doute le plus lointain, sont à la fois riches et tendres. Ils ont très profondément marqué le petit garçon que j’étais. J’étais turbulent, je le suis toujours. Rebelle. Je le serai toute ma vie.

                Je suis né le 24 janvier 1956 sur les hauteurs du Djurdjura, dans une famille modeste. Ma mère une femme merveilleuse, a toujours fait tout ce qu’elle pouvait pour atténuer l’absence de mon père. En 1946, il avait dû quitter le pays pour aller en France, seul moyen à l’époque de faire vivre sa famille. De lui, nous avions peu de nouvelles. De temps en temps, une lettre nous parvenait. Il nous disait que, loin des siens, la vie n’était pas facile. Nous lui manquions beaucoup, comme lui manquaient. Aussi ses montagnes, son pays, ses repères. C’est en France qu’il a vécu les premiers soulèvements de la guerre d’Indépendance, en 1954 – ces « événements », comme on les appelait alors, qui allaient devenir la guerre d’Algérie.

               Ma mère n’avait pas la tâche facile avec moi . Elle tenait à la fois son rôle et celui du père. Elle devait travailler dur pour m’élever. Souvent j’allais la rejoindre dans les champs où je la regardais, des heures durant. Je l’admirais profondément.

               Elle travaillait dans nos champs mais également dans ceux des autres. Lorsque j’allais la voir, après l’école ou les jours de vacances, elle était tout le temps en train de chanter avec les autres femmes. Elles s’interpellaient d’un champs à l’autre et reprenaient en chœur de superbes chants Kabyles, tout en gaulant les olives.

                Lorsque ma mère était à la maison, quelle que fût sa tâche, elle chantait. En roulant le couscous, en rangeant, elle chantait. Je crois que c’est elle qui m’a véritablement initié à la chanson.

               Sa voix est très belle, plus belle que la mienne, avec quelque chose d’envoûtant, de doux et puissant à la fois. Dans le village, lors des fêtes et des veillées funèbres, c’est à elle que l’on faisant appel. Cette voix m’a bercé toute mon enfance.

               Ma mère n’est pas instruite, elle ne sait pas lire, mais elle conte divinement bien dans un langage d’une richesse étonnante. J’ai encore le souvenir des veillées, le soir au coin du feu. Ma mère éveillant mon imagination avec de merveilleux contes Kabyles qui parlaient de sultans, de guerriers, de femmes superbes. Il y avait dans ses paroles comme une magie. Les mots étaient tout en subtilité, en nuances, et ses contes devenaient de véritables poèmes.

               Pour elle, qui n’a jamais pu aller à l’école, l’instruction – la mienne – était essentielle. Il fallait que j’obtienne ce « savoir », cette éducation qu’elle aurait tant souhaité avoir. Elle voulait que je sois savant, ce serait sa revanche. Bien sûr, pour moi comme pour beaucoup de garçons de mon âge, apprendre était loin d’être ce qu’il y avait de plus important dans la vie : je passais plus de temps dehors, dans les champs, à jouer avec mes copains, que dans la salle de classe. J’avais fait de l’école buissonnière un art de vivre. D’ailleurs, j’avais décidé une fois pour toutes que l’enseignement scolaire  n’avait rien à  m’apporter, qu’il n’était pas pour moi. Le seul fait de m’ennuyer ferme en classe suffisait à me faire détester l’endroit. Pourtant, je dois reconnaître qu’à l’époque l’école avait un sens. On dispensait un véritable savoir. Celle de mon village, construite à la fin du siècle dernier, était de pur style colonial. Aujourd’hui encore, c’est l’une des plus vieilles de Kabylie.

                La première fois que j’y ai mi les pieds, début 1961, je n’avais pas encore six ans. Ma grand-mère, me trouvant assez mûr, était allé voir les instituteurs pour leur demander de me prendre dès que possible. Comme elle voulait absolument les voir avec les sacs pleins de provisions. Au bout d’un certain temps, ils ont fini par dire oui et ce fut ma première « rentrée », à la grande fierté de ma grand-mère et de ma mère.

               Moi, cela ne m’arrangeait pas du tout. Dès le début j’ai éprouvé un sentiment d’emprisonnement. L’école m’était une sorte d’esclavage et, alors que je voulais mon indépendance, que je rêvais de liberté, je me retrouvais enfermé, contraint de rester assis des heures durant. J ne voulais qu’une chose : être dehors.

               Je faisais donc l’école buissonnière tout le temps. Les maîtres venaient à la maison pour se plaindre. J’étais puni. Pendant quelques jours, j’obéissais. Et je recommençais de plus belle. Toute ma scolarité s’est déroulée de cette façon : un véritable bras de fer. On étais une petite bande. Sitôt sortis de la maison, nous cachions nos cartables et nous partions à l’aventure. Nous passions plus de temps à poser des pièges ou des lacets pour attraper des lièvres ou des étourneaux qu’a nous soucier de livres et de cahiers. Pour cela, nous allions juste à proximité du village. Nous déterrions des vers qui nous servaient d’appâts. Ensuite, nous posions les lacets pour attraper des oiseaux, comme nous l’avions vu faire aux adultes. Parfois il nous arrivait de piéger de grives. Ma mère me grondait tout le temps. Pour que je n’aie pas l’alibi de courir les temps, c’est elle qui tendait des lacets et des colliers. Il lui arrivait de ramener dans sa gibecière plus d’étourneaux ou de grives que n’importe quel homme du village. Je guettais son retour du champ pour savoir combien de grives elle avait dans sa hotte. On les mangeait avec des haricots blancs et du couscous – un véritable festin dont on raffolait. Plusieurs heures avant de passer à table, nous en délections. Moi, déjà je regardais ma mère préparer les grives dans la cuisine, surveillant ses moindres gestes.

                Mes seuls bons souvenirs d’école me viennent des instituteurs de l’époque. Ils étaient français et connus sous le nom de pères blancs*, sans doute parce qu’ils étaient toujours vêtus de blanc. C’étaient des religieux, des missionnaires était laïc.

               Le programme était le programme de la République, celui que l’on dispensait alors dans les écoles françaises. On nous parlait de l’histoire de France, évidemment – Vercingétorix, la Gaule, mais également des conquêtes liées à notre histoire. Les pères blancs nous faisaient lire des livres. Dans l’un d’eux, on parlait de Jugurtha, enchaîné puis emmené de force à Rome. Jugurtha, c’était notre histoire , celle de notre peuple, qu’on se racontait longuement le soir au coin du feu. Il était notre mythologie, nous connaissons ses aventures par cœur.

              Jugurtha était ce roi berbère qui avait osé défier l’autorité et l’oppression romaines. Pendant plusieurs années, il avait combattu héroïquement avant d’être trahi par Bocus, son beau-père. Ils avait alors été capturé par les Romains. Dans le livre qui racontait cette histoire de courage et gravures. Je ma souviens parfaitement, sur l’un d’eux, des traits de Jugurtha enchaîné dans sa cage. Ce dessin  a été pour moi une sorte de révélateur. Pourquoi ce roi berbère, dont nous sommes les descendants, avait-il pu ainsi être humilié ? J’ai ressenti à ce moment un profond sentiment d’injustice, une blessure presque personnelle. Ces émotions, ces interrogations je les dois, il faut le souligner, aux père blancs. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’ils ont joué un rôle actif dans ma prise de conscience identitaire. Non seulement la mienne, mais aussi celle de nombreux enfants de ma génération, ceux qui ont eu la possibilité de suivre leur enseignement. C’est sans doute grâce à eux que j’ai pris conscience de la profondeur de mes racines kabyles.

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                                         ses débuts                                                                    ses idoles